Prof. Dr. Dietmar Osthus

Romanische Sprachwissenschaft

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Le bon usage d‘Internet - le discours normatif sur la toile

Dietmar Osthus (Bonn)

1. Introduction

La norme linguistique est un sujet passionnant. Généralement on croit qu’il occupe principalement deux groupes de personnes, d’un coté ceux qui légifèrent sur les questions normatives, voire les membres des commissions de terminologie, les éternels grammairiens (Berrendonner 1982) ou bien les immortels de l’Académie, et de l’autre coté tous ceux qui observent l’usage tout en prônant plutôt une norme descriptive, voire les linguistes. Pourtant il y a - à part ces « professionnels de la norme » - encore un troisième groupe qui joue un rôle non négligeable dans le discours normatif, les amateurs de la langue qui font partie d’un grand discours métalinguistique. Le linguiste allemand Gerd Antos (1996) a trouvé la désignation de « linguistique des profanes » (all. Laienlinguistik) pour ce type de discours métalinguistique au quotidien. 

Bien sûr, cette linguistique des profanes s'insère dans une tradition déjà très ancienne en France. La casuistique normative, dont les exemples les plus connus sont l’œuvre de Vaugelas ou de Bouhours (Ayres-Bennett 1991), et qui a donné lieu à une véritable « guerre civile des François sur leur langue » comme en témoigne le titre d’un petit tome de Louis Allemand paru vers la fin du 17e siècle, a toujours trouvé des continuateurs à travers les révolutions et l’entrée des masses en politique. C’est ainsi que depuis presque deux siècles les chroniques de langage font partie de la presse française (Schwarze 1977, Langenbacher-Liebgott 1992; Cellard 1983, Quemada 1970/72).

Aujourd’hui, une valorisation du discours normatif - surtout s’il s’agit de celui des non-spécialistes - ne peut se faire sans prendre en compte les nouveaux médias qui sont en train de bouleverser nos habitudes de communication. Ce ne sont pas que publicitaires et marchands qui se lancent dans l’Internet, comme en témoignent les rubriques de nos journaux destinées à l’économie, mais aussi les amateurs de la langue déjà nombreux avant l’arrivée du réseau mondial. En fait, il ne faut être ni linguiste ni Académicien pour juger sur le bon usage et les normes. Il suffit de se brancher sur Internet. Pour les gardiens - ou les contestataires - de la norme l’Internet a une double dimension. D’un côté, il présente une nouvelle plate-forme pour les activités dites de défense du français [1] , de l’autre côté l’Internet lui-même a suscité d’importants travaux normatifs surtout dans le domaine de la terminologie (Braselmann 1999). La terminologie de l’informatique est en fait un des champs de bataille privilégiés contre l’influence linguistique anglo-saxonne [2] . 

Mon étude se consacrera à une forme de communication spécifique de l’Internet, les forums de discussion (angl. newsgroup) [3] . Au contraire de certaines pages web, qui ne constituent que la documentation électronique de textes antérieurement publiés sous forme traditionnelle, les forums présentent des façons nouvelles d’interaction linguistique et métalinguistique. Justement, leur ouverture à tous les usagers d‘Internet - il ne faut pas de légitimation pour participer - est un des traits caractéristiques qui les distinguent des cercles plus clos comme les commissions de terminologie ou bien les associations Loi 1901 ayant pour but la défense du français (Bengtsson 1968; Schmitt 1995). À titre d’exemple nous analyserons donc un fil de discussion du forum fr.lettres.langue.francaise [4]   qui se veut, comme en témoigne la citation suivante de sa page web, ouvert à tous :

Qu'on soit diplômé à bac + 12 ou à bac - 7, tout le monde a le droit de s'exprimer ; f.l.l.f. n'est pas un groupe scientifique sur la linguistique, mais un forum ouvert à tous. On peut parfaitement s'exprimer sur les problèmes de langue française telle qu'on la pratique dans la vie courante, qu'on la sent, qu'on la vit, sans forcément disposer d'une bibliothèque fournie en ouvrages savants. (http://www.chez.com/languefrancaise/index.htm)

Le fil que nous voudrions analyser consiste en une cinquantaine de contributions écrites entre le 8 et le 17 août 2000. Ces contributions figurent toutes sous le titre « Internet et le français ». Vu la véritable avalanche de remarques et d’articles de ce forum nous nous sommes limités à ce seul fil de discussion qui nous parait d’autant plus intéressant qu’il s’agit là d’un débat entre internautes sur leur propre langage. L’étude nous renseignera donc sur deux points essentiels :

Premièrement il s’agit de savoir quelle est la conscience normative des usagers d’Internet ? Quelle attitude adoptent-ils vis-à-vis les prescriptions normatives des commissions de terminologie ? Quelles sont les raisons données pour accepter ou réfuter une proposition terminologique ? Deuxièmement nous nous intéresserons à la question de savoir si l’on peut vraiment parler d’une ouverture démocratique du discours normatif grâce à Internet - comme vient de le faire Petra Braselmann dans son étude sur la conscience normative en France (1999 :65) ? Le discours normatif sur Internet, est-il une césure dans le processus normatif, ou bien se situe-t-il plutôt dans une tradition discursive déjà bien établie avant l’âge de l’information ? Les réponses nous permettront de voir quelques éléments de ce que pourrait être l’avenir du discours normatif - porté par les « profanes » - en France.

 

2. Analyse du corpus

Notre corpus est tout à fait hétérogène. Il se compose de contributions très diverses, allant de simples et très brèves remarques sur tel ou tel terme jusqu’aux exposés étendues sur les principes de normalisation terminologique. Nous ne disposons d’aucune indication précise ni sur le spectre sociologique, ni sur la formation linguistique des participants. Nous ne pouvons tirer certaines conclusions qu’à l’aide de plusieurs informations fournies implicitement par quelques participants à ce forum. Apparemment, un taux assez important des discutants travaille dans le domaine de l’informatique. Nous avons affaire à une légère majorité de discutants de sexe masculin. Le français est la langue maternelle de la plupart des participants majoritairement français ou québécois. Quelques-uns des francophones d’origine vivent dans des pays anglophones comme les Étas-Unis ou l’Australie. Pourtant toute valorisation sociologique reste à titre provisoire, personne n’étant obligée de révéler son identité ou son nom. L’usage de pseudonymes est un phénomène assez fréquent des forums de discussions.

2.1 Les équivalents français de web et webmaster

La terminologie de l’Internet joue un rôle-clé dans la politique française de faciliter les transformations nécessaires pour que la France trouve sa place dans la société de l’information. Le rapport Bloche [5] , faite par une commission gouvernementale précise là-dessus :

Il faut aussi que le français dispose de tous les termes nécessaires pour décrire les réalités contemporaines. Le plan d’action gouvernemental pour la société de l’information souligne la nécessité de disposer de termes français pour l’internet afin que le plus grand nombre puisse s’approprier ce nouveau média. Il ne peut y avoir aucun avantage à devoir utiliser pour l’Internet un sabir digne du latin de cuisine des médecins de Molière.

En fait, il existe plusieurs glossaires de terminologie relative à Internet [6] , des listes de termes établies par des individuels jusqu’à une terminologie officielle publiées dans le Journal Officiel du 16 mars 1999. Ce qui nous intéresse d’avantage est de savoir comment les internautes eux-mêmes reçoivent les questions de terminologie dans leurs discussions.

Parmi les termes qui sont le plus souvent sujets de controverse se trouve celui de web et son dérivé webmaster :

(1)   Je ne suis sûrement pas le premier à soulever le problème de l'anglomanie qui sévit sur Internet, même sur des serveurs français comme wanadoo... D'ailleurs encouragée par la meilleure presse écrite qui reprend aussi des termes anglo-américains dans des articles sur internet. Par exemple : * webmaster *. [..] Par quoi remplacer " webmaster " ? [signé BG]

La réponse (signé GR) renvoie sur le site de la Délégation générale à la langue française qui prescrit le terme administrateur de site. Cette proposition terminologique cependant ne trouve pas le consentement de l’internaute ayant posé la question.

(2)   Merci. Je vais me reporter sur ces sites. Mais on comprend que *webmaster* soit préféré à *administrateur de site* : un seul mot, trois syllabes, contre trois mots et 7 syllabes ! ; comme dans beaucoup d'expressions anglaises c'est la brièveté qui l'emporte, en ces temps de vitesse et d'économie d'énergie ( on en gaspille tellement par ailleurs ! ) :- ) [signé BG]

À part le critère de l’économie linguistique il y a celui de la « lourdeur » du terme administrateur de site, tiré de la terminologie admise par l’Académie:

(3)   J'ai bien vu "administrateur de site, de serveur (..) que je peux utiliser, mais qui est trop lourd, trop "sérieux", pour être adopté par les... sitemestres (?) dans leur ensemble ; leur public étant - pour de nombreux sites - jeune (ou... "dynamique"...), ne serait guère attiré par ce terme à connotation administrative. [signé Lo’]

Une proposition différente, qui garde le premier élément du composé, est aussitôt donné :

(4)   J'ai déjà lu « webmestre » pour « webmaster », sur le modèle du  bourgmestre belge, c'est bien ça ? [signé Max]

D’autres solutions mentionnées par certains participants à la discussion seraient sitemestre ou bien vaguemestre. Le terme de webmestre rencontre tout de même l’opposition puriste.

(5)   Une question aussi: si les francophones avaient développé la toile, aurait-il appelé l'administrateur "webmestre"? Je ne le pense pas car ce terme n'est qu'un calque de l'anglais "webmaster". [signé G.R.]

Le terme web est en fait au centre du débat entre puristes et « laxistes »:

(6)   Je pense que le terme "web" est à combattre farouchement en français car s'il s'implante définitivement, c'est la porte ouverte à de nombreux autres anglicismes: webmaster, webcam, webdesigner, etc... qui n'ont strictement rien de français. [G.R.]

Le terme proposé par la commission de terminologie est celui de toile d’araignée mondiale :

(7)   le terme français officiel en France est la toile (en théorie sans majuscule), comme on peut le constater sur la liste de termes [..] C'est donc ce terme qui doit être utilisé par les services publics français, et qui l'est d'ailleurs dans une large mesure, d'après ma consultation des différents sites. C'est aussi ce terme qu'a utilisé récemment M. Jospin lors de son discours au congrès des professeurs de français à Paris. [signé G.R.]

Généralement, ce terme de toile ne trouve pas l’aval des participants au forum. Les uns ridiculisent cette création qui semble un peu artificiel et peu adapté à l’image et aux besoins commerciaux d’Internet :

(8)   Franchement, Maître de Toile, Caméra-toile, concepteur de toile,... tu trouves que ça fait vendeur ? Il faut arrêter de jouer les intégristes, et accepter les mots qui nous facilitent la vie. [signé JL]

Les autres mettent en doute l’équivalence fonctionnelle de web et de toile, en donnant des exemples d’autres tentatives échouées de francisation de termes [7]  :

(9)   C'est peut-être le seul avantage de la domination de la langue anglaise : il y a des nouveaux mots, ce qui évite des confusions. De même que WEB n'est pas TOILE, dans le langage de la musique technique : SAMPLE n'est pas ÉCHANTILLON, MIXER n'est pas MÉLANGER. [signé r.f.]

L’opposition au web par peur d’anglicismes est refusée par l’argument de la norme statistique:

(10)                  Le mot web, il me semble, appartient désormais à la langue internationale, et est bien intégré au français, comme d' autres anglicismes à l'origine acclimatés dans notre langue depuis longtemps avec la chose qu'ils désignaient ( qui se souvient que budget est un mot anglais, d'ailleurs importé en Angleterre du vieux français ) [signé BG]

C’est ainsi que des discutants défendent l’emploi de web en français vu que ce terme est bien établi et compris sans problèmes par les usagers d’Internet :

(11)                  une langue est faite pour être comprise. [..] La majorité des français, et des informaticiens, a parfois autre chose à faire que de traduire tous les termes ! [signé d.p.]

(12)                  Le coté pratique et la bonne compréhension de « web » vaut bien à ce mot d'être accepté par les francophones. Pratique : « site web » au lieu de « site sur la Toile » [signé r.f.]

Enfin, le débat du forum est interminable. Suivant le fil de discussion, on assiste à une perpétuelle répétition des mêmes arguments échangés entre amis fervents d’une francisation de termes et leurs opposants qui se heurtent au prétendu intégrisme linguistique. Comme un des traits caractéristiques des forums de discussion est toute absence de conclusion définitive des débats, nous nous sommes limité ici à tracer les principaux points controversés. Ce qui nous parait cependant révélateur, est d’examiner les différentes conceptions qu’ont les participants de la langue française et de l’utilité du travail terminologique.

 

2.2 L’affection portée envers la langue

Le fait de participer à un forum, qui a pour sujet la langue française, démontre l’intérêt général aux questions relatives à la langue. Cet intérêt va de pair avec un plaisir énorme que prennent des participants à discuter sur divers aspects linguistiques. Les internautes faisant partie du forum sont tous des volontaires. Les disputes ou bien les polémiques sur des questions de langue servent avant tout à la distraction des participants. La recherche de termes francisés peut ainsi avoir - á côté d’une lutte dite de défense du français - une dimension plutôt ludique. C'est par exemple le cas pour la recherche d'un terme français pour e-mail. À côté de la proposition québécoise de courriel et du terme officiel de mél (interprété non comme une adaptation graphique de angl. mail, mais comme sigle de message électronique) des internautes ont d'autres proposition à faire, ce qui donne une discussion pleine d'humour:

(13)                  D'autant qu'il existe, pour les fanatiques du raccourcissement à tout prix, le merveilleux « adèle » dont je ne peux croire qu'elle soit morte. [signé M.]

(14)                  Sans oublier la variante « adrelle », qu'on voit de temps en temps et qui me paraît un peu plus facile à comprendre qu'« adèle » pour qui tombe la première fois sur ce mot.  [signé Pierre]

(15)                  En effet, mais il me semble que « adrel » ou à la limite « adrele » sont plus proches de « électronique » Muriel ou Christel sont des prénoms féminins et je trouve que adrel réuni concision et élégance :-)  [signé r.f.]

(16)                  Et dans la tendance actuelle des e-commerce, e-mail, que dire d'«e-pître»? :-)  [signé W]

L’intérêt aux questions de langue est donc pour la plupart des contributaires motivé par une affection portée au français, explicitement mentionnée dans une contribution :

(17)                  J'ai une affection particulière pour la langue française, que je n'aime pas voire écorchée. [signé S.C.]

Vu la dimension esthétique qui est attribuée à la langue, c’est avant tout dans des métaphorisations que se révèlent les concepts sous-jacents [8] qu’ont les participants de la langue. C'est ainsi qu'une conception esthétique de la langue se traduit à travers une opposition métaphorique établie entre le français et l’italien :

(18)                  En italien, le travail terminologique est, pour ainsi dire, nul. C'est-à-dire que personne ne s'occupe vraiment des problèmes de langue. Le résultat? Des dizaines d'anglicismes dans le langage courant qui s'implantent et qui défigurent la langue. [signé G.R.]

La beauté et la santé d’une langue dépendent ainsi du travail terminologique ou bien, dans une large mesure, de la défense du français. L’influence des anglicismes dans le domaine de l’informatique est par conséquent métaphorisé à l’aide des domaines source de la maladie, de la catastrophe naturelle ou bien de la guerre :

(19)                  [..] l'anglomanie qui sévit sur internet [signé BG]

(20)                  [..] l'afflux d'anglicismes que vous présentez comme inexorable [signé G.R.]

(21)                  Pourquoi (..) les francophones ont-ils autant de mal à [utiliser le terme de] la Toile? N'est-ce pas la preuve la plus flagrante d'une certaine vassalisation linguistique? [signé G.R.]

(22)                  [La] pression du terme anglais reste forte. [signé G.R.]

(23)                  [Ce terme anglais de web] servira de cheval de Troie à l'introduction d'autres anglicismes de la même famille. [signé G.R.]

En partie le plaidoyer pour une francisation de la terminologie se base sur une conception de lutte contre un affaiblissement du français sur le plan international. Le travail terminologique se joue donc dans des « domaines stratégiques comme l'informatique ou le multimédia » [signé G.R.]. Les métaphores belliqueuses forment une partie intégrale de ce concept, de même qu’une anthropomorphisation implicite du français, exprimé par une supposée crédibilité de la langue  :

(24)                  Quelle crédibilité pourrait donc avoir le français dans le monde s'il ne se révélait même plus capable de décrire les nouvelles technologies avec ses propores (sic) mots?

Cependant on trouve aussi des contributions qui rejettent l’approche volontariste de l’aménagement linguistique exercée par les commissions de terminologie et soutenue par les défenseurs du français. Le rejet du concept de défense se fait à travers une valorisation de la dimension fonctionnelle d’une langue donnée :

(25)                  Le problème, c'est qu'une langue n'est pas une entreprise... elle ne doit pas être "créée" afin d'être concurrentielle... Et puis, webmaster, moi, je trouve ça bien... [signé C.H.]

(26)                  de plus, une langue est faite pour être comprise. [signé d.p.]

(27)                  Il faut arrêter de jouer les intégristes, et accepter les mots qui nous facilitent la vie. [signé r.f.]

Malgré quelques contributions qui prônent une position pondérée face aux emprunts, le discours métalinguistique du forum reste largement marqué par des émotions. La domination de termes d’origine anglo-saxonne est qualifié de « jargonage américain » [signé C.M.] ou de « sabir atlantique » [signé G.R.]. Un plaidoyer pour une intégration de termes devenus internationaux dans la langue française est vivement réfuté :

(28)                  AJJJJJ !!! Au secours ! Sauf votre respect, je m'insurge ! [signé C.M.]

Le débat ne fait pas défaut de virulence. Le manque de ferveur terminologique est ainsi associé un déclin de la France :

(29)                  "e-mail", "tchate", "B2B", "cookie", c'est cela le français de l'an 2000? Bravo! Vive le français! Vive la France! [signé G.R.]

Au moins dans une partie des participants à ce forum font preuve d'une très forte identification avec des idéaux puristes. Les questions de la norme sont ainsi étroitement liée avec des émotions, avec des craintes de « vassalisation » par la culture américaine, considérations quelque peu linguistiques.

 

3. En guise de conclusion - l’Internet : renouveau et héritage du discours normatif

Le discours métalinguistique présent sur le forum fr.lettres.langue.francaise est avant tout un discours normatif. Ce discours est moins marqué par une approche fonctionnelle que par des considérations fort émotionnelles. La langue française est ainsi pour une partie importante des participants à ce forum beaucoup plus qu'un simple instrument de communication, mais elle est un facteur d'identification culturelle. La question de savoir s'il vaut mieux franciser ou non certains termes s'examine pas seulement selon des critères d'ordre pragmatique, mais elle est sujet à un débat virulent qui est dominé par des attitudes métalinguistiques que l'on pourrait presque qualifier de convictions religieuses. Les participants au forum qui ne cachent pas leur amour des polémiques sont ainsi les dignes héritiers d'une longue tradition de casuistique linguistique, qui trouve ses début dans les Remarques de Vaugelas et qui va jusqu'aux chroniqueurs de langage de la presse du XXIe siècle.

Par conséquent il est peu étonnant de retrouver dans quelques contributions de vieux stéréotypes sur le français, comme celui de la clarté, voire la précision de la langue française :

(30)                  Ensuite il ne faut pas oublier que le français est souvent plus précis que l'anglais dans la plupart des usages. Et l'informatique demande de la précision. [signé d.p.]

Le forum électronique sur la langue française ne fait ici que reprendre des éléments contitutifs de la « linguistique des profanes » bien établie en France (Weinrich 1961). Concernant le contenu du débat il y a en effet très peu d'innovations par rapport à ce qui est publié depuis longtemps dans les chroniques de langage ou dans des œuvres prônant la défense du français.

Ce qui est véritablement innovateur dans cette forme de discussion métalinguistique, c'est la possibilité de participer avec peu de moyens techniques et sans être forcément spécialiste en informatique à un débat qui jusque-là n'avait lieu que dans des cercles clos. Pour la linguistique qui - si elle veut traiter le vaste sujet de la norme linguistique - doit s'intéresser à la conscience normative, ce forum est une source inépuisable de jugements métalinguistiques, et en plus un tel forum électronique peut bien servir de médiateur entre linguistes, fanatiques de défense du français, simple amateurs de langue et usagers du français.

Un autre aspect, qui vaudrait bien la peine d'examiner de plus près, est la relation entre la conscience normative et la norme. Il s'agit de savoir de quelles façons les termes discutés ou proposés dans le forum sont effectivement utilisés dans la réalité linguistique de l'Internet. Nous nous bornons ici à une analyse quantitative de sites francophones effectuée à l'aide du moteur de recherche Altavista.

Bien que l'on retrouve quelques sites - surtout ceux des institutions publiques du Québec - qui se servent des termes recommandés par l'Académie Française, une vaste majorité des internautes continuent de parler du web au lieu de la toile, comme démontre la statistique de Altavista:

terme

nombre d'occurences

web

117.153.741

toile

200.829

 

Pour la désignation du responsable des sites internet le terme d'origine anglaise pévaut également:

terme

nombre d'occurrences

webmaster

16.822.415

webmestre

58.400

sitemestre

46

administrateur de site

306

 

La même tendance s'affirme pour le problème de la désigantion du courrier électronique:

terme

nombre d'occurrences

mail

115.587.016

e-mail

75.738.042

courriel

189.202

mél

41.084

i-mel

2.000

adrele

3

 

Les statistiques semblent donc donner raison aux participants plutôt sceptiques envers la francisation forcée de termes relatifs à l'Internet. L'usage largement majoritaire pourrait en conséquence inciter les adeptes de la francisation au désespoir. La norme, si on la qualifie selon ce qui est apparamment accepté par la majorité, ne correspond pas du tout aux exigences normatives [9] . La conscience normative partagée par les statuts comme par la majorité des participants au forum fr.lettres.langue.francaise est alors assez détachée de l'usage.  Bien sûr, au lieu de décourager il y a peut-être une autre solution qui éviterait d'adopter une perspective prescriptiviste de la norme. Aux amateurs du français de s'inspirer de Vaugelas! Il suffirait de déterminer la plus saine partie de l'Internet...

 


Bibliographie

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Beinke, Christiane, Der Mythos franglais. Zur Frage der Akzeptanz von Angloamerikanismen im zeitgenös­sischen Französisch - mit einem kurzen Ausblick auf die Anglizismen-Diskussion in Dänemark, Frankfurt a.M. u.a., 1990.

Bengtsson, Sverker, La défense organisée de la langue française. Etude sur l’activité de quelques organismes qui depuis 1937 ont pris pour tâche de veiller à la cor­rection et à la pureté de la  langue française, Uppsala, 1968.

Berrendonner, Alain, L'éternel grammairien : étude du discours normatif, Berne e.a., 1982.

Braselmann, Petra., Sprachpolitik und Sprachbewußt­sein in Frankreich heute, Tübingen, 1999.

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Weinrich, Harald. Vaugelas und die Lehre vom guten Sprachgebrauch, in: Zeitschrift für romanische Philo­logie 76 (1960), 1-33.



[1] À titre d’exemple on peut nommer le site de l’association Défense de la Langue Française (D.L.F.) http://www.langue-francaise.org . Une sélection de sites internet relatives aux questions normatives se trouve sur ma page personnelle http://eo.yifan.net/users/i/d.osthus/norme.htm .

[2] Il existe une liste de termes officiels publiée dans le Journal Officiel du 16 mars 1999 (http://www.culture.fr/culture/dglf/cogeter/16-03-99-internet.html).

[3] Pour la diversité textuelle de l’internet cf. Gabriel e.a. ²2000. Vu l’énorme hétérogénité des formats et contextes présent sur l’internet, il pose en fait un véritable défi pour une typologie de textes électronique qui reste encore à réaliser.

[4] Pour des raisons techniques souvent déplorées par les administrateurs et participants de ce forum langue francaise s’écrit sans la cédille.

[5] Le rapport Bloche peut être consulté sous l’adresse internet http://www.internet.gouv.fr/francais/textesref/rapbloche98/accueil

[6] entre autres: NETGLOS (http://wwli.com/translation/netglos/glossary/french.html) la liste de la commission ministerielle de terminologie (http://www-rocq.inria.fr/qui/Philippe.Deschamp/CMTI/glossaire.html) et la liste publié dans le Journal Officiel (http://eo.yifan.net/users/i/d.osthus/voc-internet.htm)

[7] Dans le langage d’Internet d’autres exemples de francisation mal acceptés sont causette (J.O.) ou cyberbavardage (NETGLOS) pour chat ou courriel pour e-mail qui n’a pu s’imposer qu’au Québec.

[8] Je me réfère aux théories dites cognitivistes de la métaphore conceptuelle dont le représentant le plus connu est George Lakoff (Lakoff/Johnson 1980; Lakoff 1987; 1993), mais qui est en fait très proche de la théorie du champ métaphorique établie par Harald Weinrich (1958 [1976]). Pour une discussion étendue sur les différentes théories de la métaphore et le statut conceptuel du langage figuré cf. Osthus (2000:75-134). Une première analyse du rôle des métaphores dans les traditions du discours métalinguistique est fournie par Polzin (2000).

[9] La foire aux question du forum (http://usenet-fr.news.eu.org/fr.usenet.reponses/lettres/faq-langue-francaise.html) conseille néanmoins l'usage des termes francisés: "L'anglais « E-mail » est l'abréviation de         « electronic mail » (adresse électronique, poste électronique, courrier  électronique). Il figure dans le « Petit Larousse illustré »  et dans « Le Petit Robert », mais y est signalé comme  anglicisme.   « Courriel », contraction de « courrier électronique » est  une invention québécoise -- elle-même mentionnée dans les  deux dictionnaires courants précités. De nombreux utilisateurs  francophones ont repris à leur compte « courriel ». « Mél. » a un emploi très restreint. C'est l'équivalent de  l'abréviation « Tél. » avec le même usage (papier à en-tête,  prospectus, carte de visite,...). On ne dit pas « Je vais te  passer un tél » ; il n'y a pas lieu de dire « Je vais  t'envoyer un mél ».   La dénomination officielle est « adresse, message, messagerie  électronique » (selon les usages). Elle ne s'applique  obligatoirement qu'aux administrations publiques (loi du  04.08.1994).   Quelques suggestions (« adrel, adèle », etc.) n'ont  pas suscité l'enthousiasme (« courriel » est parfois employé  pour désigner un message ou l'adresse électronique), mais il  n'y a pas d'usage francophone fixé. « Email, émail, é-mail » sont des abominations franglaises.  De même « émailler » ou « mailler » doivent être proscrits. Un véritable bilingue anglais-français traduira « to mail »  par « poster » ou « adresser » (une adresse électronique  reste une adresse)."